A propos du livre de Vincent de Gauléjac "Dénouer les nœuds sociopsychiques - Quand le passé agit en nous "
« Devenir historien de soi-même pour dénouer les nœuds socio psychiques de son existence, telle est l’ambition de la clinique de l’historicité. »
Cette formule résume toute l’ambition de ce livre, un bilan ouvert de l’ensemble des recherches que Vincent de Gaulejac mène en équipe depuis la fin du xxe siècle, puisque Névrose de classe est paru en 1987 et a été réédité en 2016. Dans une première partie, il décrit plusieurs expériences, le vécu de la honte dans différentes circonstances professionnelles, historiques, en santé mentale. Il analyse son propre parcours de chercheur, ce qu’implique cette posture, en référence à Georges Devereux et à Jean-Paul Sartre.
La seconde partie, riche en réflexions théoriques, revisitant d’autres perspectives, psychanalytiques, socioéconomiques, tend à montrer en quoi la sociologie clinique, telle qu’il la conçoit, propose une voie différente et prometteuse.
On suivra la démarche de chapitres en chapitres, auxquels l’auteur attribue souvent un titre à double entrée, notamment dans la deuxième partie, intitulée : « L’histoire fait l’homme, les hommes font des histoires. » ou bien « Vivre pour se raconter, se raconter pour vivre ».
C’est bien sûr des histoires de vie qu’il est question ici, dont l’auteur donne plusieurs définitions qui se recoupent, comme celle-ci : « Le récit de vie permet de saisir ces influences réciproques entre les processus de fabrication sociale des individus et les processus par lesquels l’individu cherche à advenir comme créateur de sa propre existence. Le sujet ne peut exister que dans la mesure où il est d’abord assujetti à ses conditions concrètes d’existence, à son origine sociale, à l’histoire de ses ascendants, autant de déterminations qui le constituent jusque dans les profondeurs de son inconscient. »
À quoi il faut ajouter cette remarque de Philippe Lejeune, rapportée par Vincent de Gaulejac : « L’autobiographie se déploie entre deux polarités l’une qui cherche à dire le vrai, l’autre qui donne une version héroïque ».
Proposant une méthode pour explorer, voire dénouer les nœuds psychiques, le livre s’ouvre sur un premier exemple du fonctionnement d’un groupe d’Implication et de recherche (GIR), dispositif lancé dans les années 80 visant à dénouer les nœuds psychiques qui nous entravent, d’exercer cette clinique de l’historicité. Quel en est le concept ? : « Le projet de la sociologie clinique s’inscrit dans une perspective dialectique qui consiste à montrer le bénéfice pour la sociologie de s’intéresser à la subjectivité et pour le clinicien de prendre en compte les conditions sociales qui favorisent ou limitent sa pratique. » Dans ces groupes, dont la méthodologie est détaillée en annexe, l’animateur propose de chercher comment comprendre les destinées humaines à partir du travail du sujet face à l’inconscient, aux déterminismes sociaux, aux choix et aux ruptures de son existence. L’auteur présente ces GIR comme des lieux de mémoire, pour un travail en commun où la remémoration du passé éclaire l’histoire présente de l’individu et de la société.
S’appuyant sur une bibliographie très riche, il reprend les analyses d’Anne Ancelin Schützenberger (Aïe mes aïeux , 1988) sur le poids des générations et des secrets enfouis, pour montrer comment ces pesanteurs s’amalgament pour faire une histoire et comment l’individu peut reprendre cette histoire, s’en désentraver, se construire lui-même, en jouant sur tous les registres de l’existence humaine : le sujet qui parle, le sujet sociohistorique, le sujet désirant, le sujet émotionnel, le sujet acteur. Revenant sur l’historicité il remarque :« L ’individu est fabriqué par l’histoire, ce qu’il en raconte n’est pas la réalité de cette histoire, quand bien même les souvenirs contiennent des éléments de cette réalité, mais une reconstruction du temps passé en fonction des nécessités du présent. »
Traçant la genèse des récits de vie dans un chapitre passionnant (chap. XI), il établit une comparaison entre la psychanalyse freudienne et la démarche sociologique de Pierre Bourdieu, en proposant d’incorporer l’apport des deux disciplines, de les dépasser donc dans cette clinique de l’historicité qu’il préconise.
S’il souligne les différents processus de falsification à l’œuvre dans les récits de vie il note encore que le sujet a besoin de mots, de récits, de traces, de témoignages qui lui donnent à voir, à éprouver à mémoriser l’histoire, à lui conférer une réalité, avec cette formule : « Les hommes sont tiraillés entre le souci de voir les choses comme elles sont et le désir de réenchanter le monde en s’inventant des histoires. »
Sans dissimuler, et nous le savons bien, combien la pratique du récit de soi est controversée, il remarque encore qu’elle se substitue aux grands récits, désenchantés, épopées religieuses, politiques ou scientifiques, dorénavant décalés.
Une chronique est toujours réductrice et ne saurait épuiser toute la richesse de ce livre. Après en avoir multiplié à l’excès les citations, on terminera par cette jolie métaphore : « Dans le rôle de rempailleur d’histoire, le sociologue clinicien propose de revisiter « le vaste palais de la mémoire » pour comprendre les traces du passé toujours actives dans les moments présents. Il offre un cadre et une méthode pour comprendre comment l’histoire est agissante en soi et, faute d’en modifier le cours, changer son rapport à un passé toujours présent. »
[fiche du livre]