Par Régine de La Tour (le 09/10/2017)
La perspective de la journée internationale des migrants le 18 décembre est l’occasion de redonner de la visibilité à des textes littéraires sur le naufrage du jeudi 3 octobre 2013 et plus largement sur les migrations forcées. Ce jeudi-là, une embarcation transportant environ 500 migrants sombre entre Europe et Afrique, au large de l’île italienne de Lampedusa. La catastrophe fait 366 morts. A l’époque, c’était probablement le drame en mer le plus important du XXIe siècle en Méditerranée. Depuis, combien d’embarcations ont chaviré, combien de migrants sont morts ? Combien de camps « d’un autre monde » en Europe, en Afrique, en Asie ?
« Etranges étrangers » [1], « venus des hauts plateaux, incendiés par la guerre, écrasés de soleil. Les fourmis silencieuses. Fouettées par la poussière, dévorées par le sel » [2] partis pour des Croisières Méditerranéennes [3] de Lybie, d’Erythrée, de Somalie…
à ce stade de la nuit de Maylis de Kérangal. A l’origine, il s’agissait d’une commande pour les rencontres littéraires de la Fondation pour l'Action Culturelle Internationale en Montagne. Le thème : écrire le paysage. Un exercice de style, une figure imposée. Mais la commande s’est rapidement ancrée dans la réalité. C’est la nuit, à la radio, elle entend qu' « un bateau venu de Libye, chargé de plus de 500 migrants, a fait naufrage à deux kilomètres des côtes de l'île de Lampedusa ; près de trois cents victimes seraient à déplorer ». Lampedusa, ce sera Lampedusa. Maylis de Kérangal consacre ce court récit, très personnel, de 74 pages à la confrontation du pouvoir évocateur de cette île du sud de l’Italie au drame qui est en train de s’y dérouler.
Commence alors chez elle un étrange cheminement. Les images s’enchaînent au fil de sa pensée. D’abord, le visage de Burt Lancaster, prince Salina, dans le Guépard, film mythique de Visconti, inspiré de l’unique ouvrage de Giuseppe Tomasi di Lampedusa. Et aussi le corps de Burt Lancaster interprétant Ned Merrill dans le Swimmer de Franck Perry « qui a fait l’étrange projet de rentrer chez lui à la nage ». Peu à peu, elle « explore », « déplie », « décompose » le nom de Lampedusa. Elle convoque ses souvenirs. Films, voyages à travers le monde, paysages, lectures se mêlent, s’entremêlent, s’entrechoquent avec le navire, les corps des migrants, les disparus, les morts. Une traversée tragique au milieu de la nuit.
Le titre du livre, à ce stade de la nuit, revient au début de chaque chapitre, anaphore sans capitale, comme un continuum pour mieux dire le temps de l’insomnie et le ressac des vagues contre le navire qui sombre. Lampedusa, de la fiction à la tragédie. Un récit balayé par une mer qui ne purifie plus mais qui engloutit. Lampedusa, « l’épicentre […] de l’inhospitalité européenne ». A lire pour tous ceux qui veulent comprendre, comment par le biais de l’écriture, détours après détours, comme dans une séance de psychanalyse, l’auteur s’engage progressivement dans la migration du sens du nom de Lampedusa.
Si Maylis de Kérangal écoutait la radio, Denis Heudré, lui, ce jour-là, regardait la télévision. « Jeudi 3 octobre 2013 versera à jamais du noir dans mon bleu », des sacs bleus, linceuls insupportables, le bleu de la mer qui engloutit, « un bleu amer », « [ce] bleu [qui] ne sera jamais plus bleu ». Sidération, vertige, écœurement. Comment répondre à l’insupportable. Par un poème, un long poème, Bleu Naufrage, élégie de Lampedusa. Un chant de mort. Que sait-on de ces enfants, de ces femmes et de ces hommes dont la vie s’est achevée en Méditerranée ? On ne sait rien et on ne saura plus jamais rien. Le poète est envahi par la tristesse. « Je t’appellerai Quinze, c’est peut être ton âge, c’est le numéro de ton cercueil ». Sortir Quinze de l’anonymat, lui donner vie et à travers lui rendre hommage aux centaines de migrants qui pensaient pouvoir rejoindre un monde qu’ils imaginaient meilleur. Ils ont trouvé la mort en Méditerranée. Au large de Lampedusa, ils ont sombré dans l’oubli.
Des fragments, des vers libres, des silences, des strophes. Face à l’indicible, à l’inimaginable, opposer quand même des mots, des mots simples, des mots malgré tout. Les mots se succèdent au rythme de la révolte du poète. Personne n’a eu le temps de croire en ton sourire. Le poème touche. La lecture est éprouvante, mais nécessaire.
Lampedusa le chagrin du monde.
Quand Edouard Glissant appelait Patrick Chamoiseau pour lui dire « On ne peut pas laisser passer cela ! » « Il appuyait » explique Chamoiseau, « sur le on ne peut pas ». Au lendemain de ce jeudi d’octobre 2013, Patrick Chamoiseau publiait dans son blog de Médiapart, Lampedusa, ce que nous disent les gouffres. Dans ce chant, qui semble peu connu, l’écrivain-poète fait raisonner les clameurs en Méditerranée avec la Traite à nègres qui fit de l'Atlantique le plus grand oublié des cimetières du monde » « Les gouffres appellent le monde. Les gouffres appellent au monde ». Frères Migrants était probablement déjà en germe. Ce plaidoyer poétique qui appelle au réveil des esprits, à changer nos représentations. Ce ne sont pas les migrants qui nous menacent, mais « l’insidieuse barbarie », « le paradigme du profit maximal », la politique du tout-économie. Patrick Chamoiseau exhorte à regarder différemment «Ho ! que les morts massives en Méditerranée nous dessillent le regard ». Il appelle à un humanisme mondialisé, il appelle à regarder les lucioles de Pasolini et de Césaire, « les lucioles sont indispensables quand la nuit est à la fois à l'extérieur de nous et en nous ». « Elles permettent d'imaginer une aube, un lever de soleil ».
Une « déclaration des poètes » conclut le manifeste de Patrick Chamoiseau. Elle engage à se mobiliser pour les droits des migrants, on la fait sienne et on aimerait qu’elle soit largement relayée.
Déclaration des poètes - article 13
Les poètes déclarent que la Méditerranée entière est désormais le Lieu d’un hommage à ceux qui y sont morts, qu’elle soutient de l’assise de ses rives une arche célébrante, ouverte aux vents et ouverte aux plus infimes lumières, épelant pour tous les lettres du mot ACCUEIL, dans toutes les langues, dans tous les chants, et que ce mot constitue uniment l’éthique du vivre-monde.
A mettre en vis-à-vis avec
Déclaration universelle des droits de l’homme - article 13
1 - toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un État.
2 - toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays.
[1] Jacques Prévert, Étranges étrangers in Grand bal du printemps. La Guilde du Livre, 1951 ; Éditions Gallimard, 1976
[2] Bernard Lavilliers, Croisières Méditerranéennes ( 4’03) - Album : 5’ minutes au paradis - CD Barclay, 2017. https://www.youtube.com/watch?v=6a6DWb5dxKs&list=RD6a6DWb5dxKs
[3] Ibid.